« Rappelons en outre qu’à la même époque (La Renaissance) le dessin de grotte construite est adopté comme une figure de style, une sorte de catachrèse en image par les illustrateurs de textes hermétiques. Ils lui attribuent un rôle de cadre valorisant les apophtegmes à méditer et dissuadant, une mise en garde contre la divulgation, par l’aspect insolite des rochers hérissés. » Jacques Houplain in Les Jardins de pierre
Sur les hauteurs du Saratt, une butte au-dessus du village, dans l’Aude, la chaleur presqu’étouffante, malgré le matin, pèse. Les cigales frottent leurs ailes. Un vieil homme chevelu, habillé d’une veste Mao bleue sombre et d’un jean marche dans le maquis. Une jeune fille aux boucles rousses le suit. Ils avancent sans parler. Le silence est perturbé par quelques glissements de serpents et le souffle d’une tramontane débutante dans les pins épars. Certains arbres portent des cocons blancs, nids de chenille qui dévorent les conifères. La terre très sèche fait sonner leurs pas. Le sentier, couvert de cailloux, grimpe. L’odeur piquante du maquis, de sueur de thym et de poussière n’est pas encore écrasée par le soleil. Le soleil grimpe au zénith, le couple au sommet. Un caillou en cogne un autre et dérange le calme.
Tout à coup, un troupeau de brebis traverse le chemin. Une bergère petite et rabougrie habillée de noir les dirige. Elle hurle un patois inintelligible mêlé de cris secs. Ils fusent comme des flèches sur une brebis. La bête s’était éloignée pour manger des baies de genièvre. Le vieil homme bougonne un bonjour. La vieille petite bergère poursuit, répond d’un regard bref et reprend les cris très aigus. Elle presse le pas aux brebis et à son chien. Elle file très vite sans se soucier des rochers coupants, ni des chardons et des ronces qui s’accrochent à ses bas de laine noire. Le troupeau disparaît avec les aboiements du chien. Le silence retombe aussi brutalement qu’il s’était enfui. Le vieil homme bleu explique : « Elles rentrent au village, il commence à faire chaud. » La jeune fille répond distraitement. Elle se demande où son grand père va encore l’emmener cette fois-ci. Elle aurait préféré jouer à la DS avec sa grande soeur. Sa peau rousse souffre, elle a oublié de mettre de la crème. Malgré le coup de fil de sa mère : « Tu penseras bien à mettre ton écran total, tu vas brûler sinon. Rappelle-toi, l’an dernier, tu étais dans un tel état ! » Elle se fichait complètement des crèmes de sa mère, ce soir, elle se tartinerait avec de l’huile d’olive et de l’huile essentielle de lavande. Nejma lui avait envoyé la recette par texto le jour du départ. Elles espéraient toutes les deux pouvoir jouer en ligne à Social Empire sur facebook. Evidemment l’ordinateur de Papi était mort et le portable ne passait pas. Sauf au fond du jardin, derrière les framboises !
Ce matin Anouk avait filé sans la réveiller, au marché avec Mamie. Emmanuelle s’était retrouvée toute seule au petit déjeuner, seule à faire son thé, seule à manger ses tartines. Si seule. Quand il était descendu de son atelier, pour la consoler, Papi avait proposé une promenade. Maintenant, elle regrettait. Ses jambes étaient lacérées par les piquants, elle avait oublié son foulard. Elle avait aussi oublié de brancher la DS.
L’odeur des chênes verts, des pins, de la garrigue s’infiltrait dans ses narines, murmurait comme un secret. Elle arracha du fenouil et deux immortelles et les frotta dans sa main. Elle avait soif. Elle s’écarta du sentier, s’adossa à un muret de vieilles pierres pour boire une gorgée.
Avant de partir, ils avaient rempli deux gourdes à la fontaine à côté du lavoir. Ils avaient croisé José. Emmanuelle aimait bien José. Ses yeux bleus riaient à travers les rides malicieuses. Cet agriculteur avait perdu une jambe à cause d’une machine, un vendangeur peut-être. Il boitait moins que la dernière fois. José avait observé la gamine et avait complimenté : « Elle est bien belle cette année la petite ! » avec cet accent rocailleux incroyable des occitans. Les vieux s’étaient toisés. La tête du grand père s’était rembrunie. Une tension entre les vieilles paires d’yeux s’était établie. On aurait même pu tracer un trait de douce colère entre eux.
– Hé ! répéta Papi un peu grognon,
– Hé ! répondit le vieux José d’un air faussement chagriné,
– Hé ! José ! Ne t’avise pas de trop lui dire !
– Et alors, si je te la trouve belle ta petite ! Qu’est-ce que cela te fait ? Hein ?
Le son des voix en duel chantait encore dans l’oreille d’Emmanuelle. Elle regarde au loin les brebis qui dévalent l’autre versant à toute allure et boit encore quelques gorgées d’eau.
Elle se retourne et pose son regard sur une pierre blanche ronde et lisse. Elle la glisse dans sa poche pour la caresser. Il monte, elle le suit. Ils commencent à apercevoir la vallée des terres rouges et ocres de l’autre côté. Le sommet approche. Un champ abandonné s’offre aux yeux et aux pas. Ils s’arrêtent. Les sillons énormes craquelés sont là depuis des siècles. Ils craquent comme des poutres sur un chantier solitaire. Depuis quand le champ reste-t-il dans cet état ? Qui a bien pu imaginer cultiver à cette hauteur sous ce soleil ? Le champ renfrogné, inerte les regarde, mutique et brûlant.
Elle monte sur une motte de terre au centre et joue au funambule jusqu’au bout du champ muet. Elle se croit toute seule, respire le vent chaud d’une inspiration lente, exaltée et calme, les bras en croix. Elle est trop bien. Le souffle de la vallée remonte dans ses cheveux longs. Elle entend la voix de son grand-père, si loin, distillée par le vent. Il ne bouge pas, au bout du champ. Dans un demi-tour, elle court. Manque de s’effondrer dans une tranchée, se relève avec une torsion de tout le corps qui l’étonne. Il pointe la main, l’invite à se rapprocher. Sans rien dire. Il ne dit pas grand-chose, ça l’énerve… Elle tourne son visage vers une vieille cabane ronde qu’elle avait d’abord confondue avec un mur en ruines. La construction étonne Emmanuelle. Jamais elle n’avait repéré un truc pareil dans le coin… Les pierres tiennent seules. Sans ciment, sans terre, posées dans un assemblage savant, en cercle.
« Baisse toi et entre ». Il la laisse passer devant. La porte, un trou étroit et bas les oblige à plier le dos. Les fondations sont creusées un peu sous le sol. La fraicheur la frappe. On dirait un igloo de pierres grises. L’obscurité l’aveugle. Ses yeux s’acclimatent lentement. Au centre des cercles concentriques du toit, une toute petite ouverture éclaire légèrement. Un mouchoir de ciel. La lumière est étrange, fluette, un peu magique. Sur le sol de terre jaune, plusieurs grosses pierres.
L’homme commence à les déplacer. Il souffle à cause de l’effort. Elle comprend et l’aide à disposer les sièges de pierre en cercle. Sept pierres. Une ronde qui imite la cabane, un cercle dans le cercle. Elle ne voit pas l’intérêt. Ils ne sont que deux. Est-ce qu’il attend quelqu’un ? Ils n’échangent pas un mot. Il s’arrête, frotte ses mains.
Le silence ici différent frémit autrement, plus puissant, plus ancré, plus majestueux. D’un signe de la main, il l’invite à s’asseoir. Le soleil ne cogne plus. La fraicheur apaise l’effort du sentier, le souvenir des égratignures sur les jambes nues se calme aussi. L’agacement s’éteint. Même la colère du matin s’est évaporée. Il la regarde. Leur tête frôle le plafond incurvé solide et fragile de pierres posées. Il montre deux pierres qui se font face. Et rompt le silence. « Assieds-toi »
Les yeux se sont complètement habitués à l’obscurité. Il a fermé les siens. Elle le regarde. Lui aussi, on dirait une pierre, assis en tailleur, les mains sur le sol. Les rides creusent le visage impassible, sous les yeux, le long des joues, de chaque côté de la bouche. Comme les sillons du champ immobile. Le nez est tordu, on dirait le tronc d’un chêne liège. Une mèche blanche, presque lumineuse cache les lèvres. Celle du bas s’affaisse épaisse, boudeuse, sceptique. Un calme étrange sort de lui.
Le silence impressionne Emmanuelle.
Ses lèvres remuent. Qu’est-ce qu’il attend ? Pourquoi on est là ? Mais aucun son ne sort.
Est-ce qu’il dort ?
Elle aussi commence à fermer les yeux. Doucement.
Le coeur frétille, sautille, clignote puis se pose complètement.
Le silence commence à faire peur un peu. Pourtant elle surprend le calme qui s’installe en elle.
Les battements du coeur ralentissent, les nerfs se détendent. L’attente hérissée se relâche. Elle sent la froideur de la pierre sous ses fesses à travers le tissu du short. Les bruits du dehors reviennent. Une brebis bêle très loin. Les cigales ne se sont pas tues. Un oiseau bat des ailes et s’envole juste à côté. Elle entend le vent frissonner entre les pierres et s’arrêter, une alouette, un frottement, la respiration de son grand-père, précise, posée, rythmée. Elle sent sur son front le frais que les pierres offrent. Comment c’est possible autant de calme ? Elle écoute sa respiration, ralentie, un peu mouillée, douce. Pour la première fois, elle aime l’instant. L’instant, le grand-père le prend. Il choisit l’instant et dit d’une voix grave et sourde : « Ecoute, s’il te plaît. » Il attend un moment encore, poursuit : «Ne sois ni trop humble ni trop prétentieuse. »
D’abord elle ne comprend pas. Ensuite, elle est blessée. Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? Son coeur fait mal, il cogne fort dans la poitrine. Une pierre craque, se fissure sur son plexus solaire. Il n’a pas le droit de dire ça. Le cerveau se remet à fonctionner à toute allure. Même des larmes pointent. Elle ne va pas pleurer quand même. Elle aurait dû refuser et rester attendre que la DS soit rechargée pour jouer dans la maison, même toute seule, poursuivre son aventure de Pokemon version blanche. C’est quoi ce truc ? De toutes façons, elle ne comprend jamais rien, sa soeur Anouk lui dit tout le temps. Un vide dans la poitrine, au creux du ventre, la bouche sèche. Comme un caillou dans la bouche à la place de la langue. Ca fait mal. Mais de quoi il se mêle ? C’est quoi le délire ? Prétentieux toi-même. De quel droit il ose dire une chose pareille ?
Le vieil homme se relève, se baisse et ressort de la cabane de pierres sèches. « La maison s’appelle une capitelle, elle abrite les bergers » grogne-t-il en s’éloignant vers le sentier. Elle l’entend qui attend. Elle reste un peu dedans, à l’intérieur, toute seule. Isolée. Elle ne veut pas le rejoindre, pas tout de suite. Son coeur est pétrifié. Tout sec et seul. Elle a mal. Ca y est, elle pleure. Ca sort sans prévenir, une série de larmes. Le monde englouti par une phrase. Le monde déserté par quelques mots. Le monde pétrifié dans la bouche de Grand-Père. Elle se sent tellement seule. Un lézard l’observe malin et disparaît. Bien vivant, lui. On t’a dit ça à toi que t’étais prétentieux ? On t’a dit que t’étais trop humble ? C’est quoi ce charabias incompréhensible?
La lumière l’éblouit quand elle arrive à s’extirper de la maison. Elle court jusqu’à son aïeul, elle tamponne ses larmes avec la main et renifle. Elle comprendra plus tard. Emmanuelle donne un coup de pied dans les cailloux du chemin qu’ils ont rejoint. Elle voit des fleurs de chicorée sauvage bleu ciel et en cueille une. Les ronces sur le bord sont couvertes de mûres. Elle ne les avait même pas vues à l’allée. Ca au moins c’est concret. Elle essaie d’oublier la phrase énigmatique. La jeune fille cueille une mûre et la grignote en marchant. Finalement elle se sent bousculée, chamboulée par les mots du grand-père. Elle sait qu’elle ne peut pas demander d’explications, qu’il n’en donnera pas. Ebranlée, elle cueille des mûres, ça la rassure. Prétentieuse. Il s’agirait d’un équilibre… C’est ça, c’est ça… Il la trouve trop prétentieuse… Pourquoi il a dit ça ? Souvent elle sentait que ses grands-parents maternels ne l’aimaient pas trop… Elle était trop différente. C’était pour ça peut-être… Qu’est-ce qu’il voulait dire ? Ça veut dire quoi au juste humble ? Qui s’écrase ? Ce n’était pas trop son style de s’écraser… Ou… Juste à cause de José ? Pour une fois qu’on lui disait qu’elle était belle ! C’était pas Nicolas qui lui aurait dit une chose pareille, collé sur son ordi en permanence, il ne la regardait même pas. D’ailleurs est-ce qu’il l’aimait ? Elle s’en fichait. Tellement. Elle s’en contre-fichait. D’être belle. D’être aimée. Mais il se prend pour qui Papi à dire ce genre de trucs ! Elle se souvint d’une fois où sa Tatie s’était exclamée devant son maillot de bain : « T’as des seins bien gonflés maintenant. » C’était à Gruissan. Elle s’était déshabillée devant sa tante derrière leur break. Sans y penser. Elle avait trouvé ça horrible. Cette façon de parler d’elle. Elle rêve ! De quoi ils se mêlent, tous ces adultes idiots ! Au moins les mots de Tatie étaient concrets, elle les comprenait. Ceux de Papi étaient trop intello. Encore une chinoiserie à lui. Enfin, peut-être qu’il parlait de tout autre chose, d’un truc philosophique, d’une ligne de crête sur laquelle il fallait rester entre l’humilité et la prétention, de l’art peut-être, de la vie… de lui.
Le grand père spécialiste de la Chine ancienne aimait ce genre de phrases minimales, comme les proverbes et les grains de moutarde, c’est ce qu’il disait, des grains de moutarde… Il parlait de ses gravures, du paysage, de la beauté en général, de la peinture minimaliste, pas de son physique d’adolescente. Quand il parlait des grains de moutarde l’autre jour, il évoquait un univers, un microcosme pris dans un tableau, une goutte d’eau. Et si la phrase était un de ses grains de moutarde. Cette phrase, juste un grain, ou un univers entier contenu dans une graine. Broutille et bagatelle comme il s’amusait à dire dans un sourire. Billevesées, elle rajoutait. Toujours. Elle trébucha sur une grosse racine qui barrait le chemin, fit un bond pour se rattraper et tomba aux pieds de son grand-père. Elle ne s’était pas fait mal. « C’est une question d’équilibre. » s’amusa son Papi. Il sourit. Il l’aida à se relever. Ils cueillirent des mûres ensemble, amusés par le jus mauve qui teintait leurs mains.
Ils descendent plus légers, malgré le soleil maintenant écrasant de midi. Un couple étrange descend par le chemin du Saratt, ils arrivent au village. Une jolie jeune femme rousse, bouclée, précédée d’un vieux loup aux cheveux blancs qui tombent sur une veste bleue sombre. Elle ne sait pas qu’il la trouve belle sa petite fille, la fille de sa fille… Ils sont en nage et se rapprochent des maisons. Pas très loin de l’atelier, un âne les attend, il braie à leur passage. Les deux marcheurs arrivent au petit portail de bois du jardin du haut. Ils ont faim.
Nouvelle éditée dans la revue Harfang du mois de novembre 2014
site : http://nouvellesdharfang.blogspot.fr/p/revue-harfang.html