Le jeu

Elle prit son téléphone sur la console de l’entrée, tout son corps tremblait. Elle pleurait. Tellement. Elle se ratatina au sol, recroquevillée dans le coin de la salle à manger, coincée derrière la table du diner. L’angle du meuble et celui de la chaise la menaçaient et la protégeaient. Elle appuya dans la liste des noms qui défilait sous ses doigts, sur « Dr Barnabé », posa le combiné sur l’oreille. Ses doigts tremblaient, elle attendit fébrile, les larmes dégringolaient, la détresse l’écrasait. Elle attendit.

Les sonneries, leur timbre déjà l’apaisaient, le désastre commençait à se taire, petit à petit. Les larmes glissaient encore, le nez coulait, un balancement léger agitait le corps de Cécilia, étouffée par une douleur colossale, abyssale, infinie. Elle entendit le répondeur. Elle devait trouver un interlocuteur, elle éprouvait la nécessité d’être écoutée. Elle laissa ce message : « Ca ne va pas du tout, appelez moi. » Clouée au sol, elle vidait les larmes, elle vidait les restes de la crise, elle vidait la terreur.

Ses fils étaient assis au-dessus, à la table où gisait le dîner inachevé. Ils mesuraient l’ampleur des dégâts sur leur corps. Antoine souleva son T-shirt, demanda à Louis de vérifier s’il n’était pas trop rouge dans le dos. Sans répondre, Louis courut au miroir de l’entrée, il observait ses tempes, fouillait son sourcil, l’arcade bleue presque violette lui faisait mal, ça se verrait demain à l’école, il trouverait un truc à dire. Maman était méchante, méchante, méchante, elle était folle. La prochaine fois ils partiraient c’est sûr, ils iraient chez Papoudo, fallait pas continuer à vivre avec cette malade.

Cécilia pleurait, hoquetait, attendait que le vent se couche, que les tensions retombent. La morve et les larmes délavaient son visage éteint. Elle avait tellement lutté contre la violence, elle s’était acharnée à la taire depuis des années, elle travaillait depuis tant de temps pour enterrer les monstres qui la hantaient, pour que la violence se tapît enfin, que ne ressurgît pas la horde de souffrances aigues.

Le silence de sidération contigu à la crise malmenait son coeur harassé, abattu. Effarant. Une tombe.
Elle voulait maîtriser cette folie, l’hystérie, la violence outrée qui surgissait là. Elle avait échoué, encore une fois. La crise arrivait, montait, hurlait. Elle devenait un monstre. Elle en était un. Quand ses mains frappaient ses jumeaux chéris avec tant de hargne, quand ses propres mains s’acharnaient sur les deux êtres qu’elle préférait au monde, quand elle abîmait les deux petits corps adorés, quand abasourdis et totalement hagards, ils se regardaient et écoutaient le silence de stupeur qui succédait à la folie, elle sentait physiquement la terre se liquéfier sous son corps, elle désirait ne plus être de ce monde, ne plus être… Les larmes dégringolaient idiotes, ses lèvres balbutiaient des « A l’aide, à l’aide… Ca va pas… ». Prostrée dans ce coin de mur de la salle à manger, elle observait d’un oeil ses garçons, interdits, muets, coincés dans la terreur silencieuse de l’après, leur regard vide et haineux.

Antoine partit se recroqueviller dans le vieux canapé vert foncé, boule de douleur et de haine, il ne pleurait pas. Louis se tordait et criait : « J’te déteste Maman ! T’es débile, t’es folle ! » Elle laissait dire, hébétée. Il haïssait sa mère jusqu’à désirer sa mort immédiate. Ses épaules brûlaient, elle l’avait attrapé, soulevé, jeté sur le lit… Louis maudissait sa mère. De ce silence lourd jaillit la sonnerie tintinnabulante du téléphone.

Antoine agrippa l’appareil et décrocha. « Maman, Maman, c’est le docteur Barnabé. » Il tendit l’appareil à sa mère dont le regard changea. D’abord vide, il se remplit un peu. Un espoir, une lumière réapparaissait. Les yeux très clairs de Cécilia retrouvaient doucement leur teinte verte intense presque turquoise.
Antoine savait que les yeux de sa mère pouvaient modifier leur couleur en fonction de son humeur, sous l’effet de la colère, ils s’éclaircissaient, jusqu’à devenir quasiment transparents. Lorsqu’Antoine voyait les étincelles bleues ressurgir dans les pupilles de Maman, elle redevenait sa mère chérie, la mère qui ne tapait pas, qui inventait des histoires à faire rire, à faire peur, qui chantait des milliers de chansons, des étoiles dans les yeux. Il revint vers la chaise où s’était rassis Louis et lui fit un très léger signe du pouce.
Cecilia lâchait son monstre intérieur. Antoine et Louis le comprirent, ils savaient que cela ne durait plus très longtemps, les crises s’espaçaient et s’arrêtaient de plus en plus rapidement.

La jeune femme brune aux yeux bleu vert embués de larmes se releva et s’éloigna sur le balcon dont elle tira la fenêtre sur le côté pour ne pas être entendue. Elle alluma une cigarette sous la pluie, la voix du docteur Barnabé dans les oreilles. Elle expliquait en bégayant l’émotion ravageuse qui l’avait poussée à frapper ses jumeaux, elle séchait le flot des larmes, écoutait le vieux sage apaisant et rassurant :

– Calmez-vous… Je ne peux pas vous comprendre quand vous pleurez… Voilà… Oui… je vous écoute…
– Je les ai frappés, fort, c’était atroce.
– Respirez…
– Je ne peux pas.
– C’est Antoine que j’ai eu au téléphone ? qui m’a répondu ?
– Oui.
– Il ne semblait pas… traumatisé.
– Mais si, il l’est forcément, de fait.
– Est-ce que vous pouvez sortir avec les garçons… prendre l’air ? Vous savez où se trouvent vos cachets ?
– Oui.
– Vous les prenez immédiatement… Vous faites un tour dehors avec vos fils.
– Ils sont en pyjama.
– Ah… Vous pouvez peut-être leur raconter une histoire alors ? Un conte. Ils aiment les contes ?
– Oui.

Cecilia tirait fort sur sa cigarette. Elle se concentrait de toutes ses forces sur la voix chaude et rauque de Barnabé, elle ne sentait pas l’eau fine de la pluie mouiller ses cheveux bruns presque noirs, longs et ondulés.

– C’est fini… Vous allez mieux… Quelqu’un peut venir vous aider ?
– Non.
– Essayez de leur lire une histoire… d’apaiser les forces en jeu… Rappelez-moi… si vous n’arrivez pas à retrouver le calme. C’est d’accord ?
– Oui.
Cecilia raccrocha. L’air était revenu dans ses poumons et circulait mieux. La tête tournait encore un peu. Son visage avait séché. Elle passa une main sur ses yeux. Le corps respirait avec davantage de sérénité. Elle enjamba la petite traverse du balcon et revint à l’appartement. Cécilia, sonnée observa ses tableaux mauves et bleutés accrochés au salon, leurs formes triangulaires, les jeux de nuances qui vibraient du violet améthyste au turquoise, elle inspira, caressa une pierre de quartz rose polie censée calmer sa rage. La jeune mère aperçut ses garçons entamer une danse étrange.
Un jour, ce médecin, Barnabé avait convoqué les jumeaux dans son bureau pour discuter. Il les avait regardés l’un puis l’autre avec une bizarre solennité, assis dans un haut fauteuil noir en cuir qui tourne. Antoine rêvait de se mettre dans ce siège pour faire la toupie humaine, mais il attendait les mots, dans un siège plus petit qui ne bougeait pas du tout, au fond duquel il tombait, il s’était mis à genoux pour ne pas glisser et se sentir trop petit face à ce docteur immense, il se souvenait des yeux de l’homme, noirs, très noirs avec de grands cils et de gros sourcils épais en triangle. Il avait regardé ces yeux-là intensément pour voir la vérité tout au fond, savoir s’il pouvait croire à cette incroyable chose que lui disait ce monsieur sans blouse blanche qui parlait si lentement.

Maintenant c’était devenu un rituel. Un bref regard d’Antoine à son jumeau suffisait. Louis s’installait sur le fauteuil du salon et prenait des lunettes imaginaires du bout des doigts, les posait sur son nez, les poussait de l’index entre les yeux, et regardait Antoine avec grand sérieux. « Vous comprenez… disait-il à son frère presqu’identique, votre mère est atteinte d’une maladie grave…qui pourrait…enfin parfois…porter atteinte…euh…une maladie avec laquelle…il est difficile de vivre… Antoine prenait le relais, il délogeait Louis en le poussant brusquement du grand fauteuil et remplaçait le docteur Barnabé miniature, poussait les fausses lunettes sur son nez, mimait un air grave et reprenait la comédie : « Cette maladie provoque des comportements… comment dirais-je… qui sortent de l’ordinaire… elle s’appelle la schizophrénie, elle doit prendre des médicaments tous les jours pour éviter les crises…la quoi ? »

A cet instant, les deux jeunes garçons de onze ans se mettaient à crier, danser et chanter :
– La quoi ?
– La ski !
– La quoi ?
– Le zoo !
– La quoi ?
– La fée
– La quoi ?
– Le nid !

Ils mimaient une bête imaginaire à deux têtes et se poursuivaient, se trémoussaient, riaient, Louis s’inventait des cornes sur la tête et Antoine une crête, ils dansaient et sautaient comme les monstres dans Max et les maximonstres, ils criaient et virevoltaient, hurlaient et rigolaient : « Ouh, ouh, ski, ouh, nid, ouh, zoo » en rythme, « Tom podobom tom podobom. »

Elle prit ses cachets dans le placard de la cuisine, les mit sur la langue et les avala avec une gorgée d’eau. Cecilia rejoignit ses garnements préférés dans la ronde délirante. Ils tapaient du pied, chantaient en poussant des cris sauvages tous les trois. Elle les agrippa et les fit tomber sur le canapé, ils se lancèrent dans une bagarre de guilis, ivres de joie.

A l’intérieur, ils priaient tous pour que la prochaine crise soit la plus loin possible… pour qu’elle ne revînt plus… du tout.

Nouvelle éditée dans l’Agenda 2014 des Editions Jacques Flament.

Site : http://www.jacquesflamenteditions.com/